Le Monde de V

| WHY THIS SONG ?|

Malgré leur incapacité à savoir compter, Tryo a définitivement scellé une belle histoire d’amour avec le public français.
Depuis 1995 jusqu’en Avril 2024, avec des milliers kilomètres avalés pour autant de concerts, Tryo a toujours été un groupe engagé dans le fond comme dans la forme.
Avec El Dulce de Leche, le groupe continue sa réflexion sur son engagement à travers le destin et les souvenirs douloureux d’un de leurs membres, Danielito, originaire du chili où une révolution a éclaté dans les années 70.
Mais pourquoi et comment l’idée de faire une chanson sur la révolution au Chili a effleuré l’esprit de Christophe Mali ?
Bougez pas, je vous explique… 
| INFOS |
Chanson
El Dulce de Leche
Groupe/Chanteur
Tryo
Album
Ce que l'on sème
Année
2008
Piste
4
Durée
4m31s

Eté 2007, dans le sud de mon Ardèche natale. Un rire strident m’extirpe d’un sommeil aussi profond que compliqué. Après avoir fait tomber tout ce qu’il y avait sur la table de chevet, ma main tombe enfin sur mon Razr. Je l’allume pour regarder l’heure.

Les chiffres blancs sur le fond rouge digital de l’écran du clapet m’éblouissent : 5h52

Le rire vient du rez de chaussée. J’ai l’impression qu’on a lâché une hyène dans la maison.

Je suis réveillé mais j’ai les yeux collés, la gorge pâteuse comme une purée d’hôpital, et une envie de boire de l’eau, beaucoup d’eau. Mais il est trop tôt… Du coup, je maudis le rigolard sous LSD et j’essaie de me rendormir.

Après trois heu… ou plutôt cinq interminables minutes dans le noir à cultiver un mal de crâne qui va crescendo, je me fais une raison : il faut que j’aille boire de l’eau et que je mette une gifle de compétition à l’énergumène qui rigole beaucoup trop fort pour que la blague soit drôle à ce point. Il faut donc sortir du lit.

Mission « Je me lève » : de la position assise sur le bord du lit à semi debout, puis debout, avec des pauses de 15 secondes à chaque fois, pour faire en sorte que l’Ardèche arrête de tourner autour de moi.

J’ouvre la fenêtre. Protégé par les moustiquaires, j’aspire goulûment un air frais mais pas froid, qui me fait le plus grand bien. Ça me laisse le temps aussi de me remettre dans le contexte d’une soirée qui, à priori, a fini par nous échapper complètement.

Ca me revient : j’étais donc là pour un anniversaire. Un ami avait décidé d’inviter une vingtaine de personnes dans la maison de campagne de ses parents. Il avait choisi un samedi et un dimanche pour être libre (comprendre : être libre de faire n’importe quoi) au milieu de nulle part (comprendre : pour ne pas être emmerdé par les voisins).

J’avais amené deux bouteilles de Saint Joseph au milieu du stock industriel d’alcool présent, que les gens (et moi même) avaient bu plus vite que du Candy’up. En même temps, mon pote m’avait prévenu que la soirée serait un peu particulière.

En effet, un certain groupe de « reggae acoustique » faisait un concert la veille au théâtre antique de Vienne, qui est à une paire d’heures à peine de la demeure ardéchoise en question.

Mon ami m’avait dit :

– Tu les connais, tu les adores.. 

Didier Super ? 

– Mais non, c’est pas des comiques ! Renommée nationale ! T’es un gros fan !

– Sympa pour le gros ! Bon allez, crache ta pastille !

– Ok, ok, c’est Tryo… Ils seront là, les 4 !

Sérieux ? Tu te fous de ma gueule ? Je vais faire une soirée dans une baraque perdue dans la pampa ardéchoise avec le groupe Tryo ?

– Eh oui ! dit-il avec un sourire en coin, fier de lui…

– Mais ouais bien sur, on va y croire, et puis il y aura Dr Dre et Rihanna aussi.

Je ne le croyais pas et après de nombreux échanges où il essayait de me convaincre que c’était vrai, je commençais à me faire à l’idée du bien fondé de cette information. En fait, je commençais surtout à trépigner d’excitation, et j’étais curieux de savoir comment il avait fait pour les faire venir dans une fête de quartier dans un bled paumé. Je n’ai jamais douté de la proximité que pouvait avoir le groupe avec son public mais bon, quand même…

– Et puis comment tu as fait ?

Grâce à Titi, ils lui ont fait une promesse…

Tryo

Ma soif, et le gloussement hystérique me tirent de nouveau de mes pensées. Je décide de me bouger et de laisser à regret l’air vivifiant de la montagne cévenole pour aller boire.. de l’eau, je précise, de l’eau…

Péniblement, j’avance de 20 centimètres en 20 centimètres dans le couloir qui mène jusqu’à l’escalier, avec la souplesse d’un sumo à son premier cours de yoga. Je ne pourrais pas dire si j’ai mis deux minutes ou deux heures à descendre les escaliers.

Arrivé enfin à la dernière marche, j’ai des larsens dans la tête, mais mes yeux commencent à vouloir s’ouvrir de manière plus conventionnelle.

En bas de l’escalier, un gars visiblement très heureux au vu du sourire qu’il arbore sur son visage, dort en position fœtale dans la niche de Jean-Jacques, le border terrier de mon pote. Jean-Jacques a visiblement passé une soirée assez festive. Il est recouvert de peinture rose, ce qui jure avec sa couleur grise pâle habituelle.

Le pauvre animal me regarde avec désespoir vu que son seul refuge du moment, (c’est à dire sa niche) est squatté par un parasite, beaucoup trop imbibé pour que le pauvre chien arrive à récupérer seul son précieux lit.

Je décide de l’aider : 

– Hey, faut que tu dégages mec. T’es dans la niche du chien !

– Mmmmh…

Je comprends vite que la diplomatie ne va pas m’aider dans ce dossier. Du coup, je prends un gros raccourci pour éviter de perdre du temps :

– Dégage ! dis-je en haussant le ton et en lançant un bon low kick dans le coussin.

L’individu se redresse d’un coup, et s’échappe par la porte d’entrée en poussant un hurlement bizarre : « Ils sont làààààà, au secours, à l’aiiiide !« 

Jean-Jacques et moi, regardons le gars partir avec un air incrédule. Le chien retourne dans sa niche, momentanément satisfait, et moi, je repose le regard vers la pièce enfumée où mon pote assis à une table avec un café à la main, me rassure :

– T’inquiètes, le gars est à moitié somnambule, on a l’habitude de le retrouver en train de dormir dans sa caisse. Il faut juste ne pas oublier de lui prendre les clés, ce que j’ai fait comme ça, il ira nulle part.

Pas très motivé pour argumenter, mon inquiétude s’efface.

Un examen rapide de la pièce met à jour mon cerveau un peu à la ramasse :

Guizmo, un des membres du groupe Tryo, assis sur le bord de la cheminée, chante à tue-tête : “Sarkozy, si tu savaiiiiiis, ta réformeuh… où on se la meeeeeeet !”.

Je souris en pensant à l’engagement politique constant de Tryo sur scène.

Manu, deuxième larron du groupe, essaie tant bien que mal de le suivre à la guitare. Une femme plus ou moins déguisée en fée clochette version dernier jour de la fête de l’Huma, danse une chorégraphie expérimentale pour l’occasion.

Devant eux, je retrouve mon grand ami, le joyeux de la bande, celui qui m’a réveillé, et qui rie encore plus fort qu’il y a deux minutes. Bizarrement, lui seul m’a réveillé et par le reste de la cour des miracles.

Du coup, avec la même stratégie que pour le squatteur de la niche, je décide de prendre un ton légèrement directif : 

– Heyyyyy ! Mais tu vas la fermer ! ai-je hurlé à dix centimètres de son pif.

– Okay, okayyy, détente mec, me dit-il un peu étonné qu’on le sorte soudainement de sa transe zygomatique. Mais t’as vu le truc ? me montrant d’un signe de tête, la scène improbable de deux membres de Tryo, bourrés, qui chantent une chanson claquée devant un clone de Brigitte Fontaine désarticulée.

– Ouais, bah t’as qu’à filmer en silence, et reviens me montrer la vidéo dans quelques heures. Là, je te promets, je rigolerais.

Tryo sur scène

Le gars se calme enfin. Je me dirige donc doucement vers la cuisine, l’endroit le plus évident pour trouver de l’eau facilement. 

Je pousse la porte entrebâillée, et là, changement d’ambiance : je découvre Mali et Danielito, les deux membres restants de Tryo, seuls dans la cuisine, en train de discuter très sérieusement.

Je prend le premier verre qui passe dans l’évier et le rince à grandes eaux pour éviter de choper la gale ou une autre maladie non répertoriée. Et enfin, je me sers un verre immense d’eau fraîche, que j’avale d’un trait. Je sens avec plaisir le liquide salvateur descendre le long de ma gorge avec une vague de rafraîchissement intense.

Plus de rire sonore, plus de soif, moins de mal de tête, je vais mieux. Et je mesure enfin la chance incommensurable d’être dans la même pièce que la moitié des membres d’un des groupes les plus présents dans mes playlists.

Et vu qu’apparemment, ils ne s’aperçoivent pas que je suis làje reste dans mon coin à les regarder et à les écouter discuter plein d’admiration et de nostalgie, en dégustant mon verre de flotte.

– Et t’avais quel âge quand tu es arrivé en France ? demande Mali.

– Mh, 9 ans à peu près, répond Daniel après une seconde de réflexion.

– Ah ouais, c’est jeune quand même ! 

– L’exil a forgé mon caractère. Pour ma famille et moi, quand on est arrivé à Bobigny, ça a été très compliqué…

L’ambiance ici jure avec le reste de la maison. Ils parlent de l’enfance de Danielito : né au Chili en 1973 en plein coup d’état. Sa famille s’exila en France en 1983 à Bobigny, en laissant toutes leurs affaires derrière eux.

– Du coup, reprend Danielito, quand on me parle du Chili, c’est dur pour moi de me rappeler beaucoup de choses. Ou si… En général, je me rappelle de petites choses. Des souvenirs d’enfants comme tout le monde. Comme par exemple, la confiture de lait qui est un truc qu’on fait souvent là- bas pour les mômes. Ma mère m’en donnait tout le temps…

– La confiture de lait ? ai-je demandé, soudainement.

Conscients, tout d’un coup, que je suis là avec eux, ils me regardent, avec de grands yeux ronds. 

– Et t’es qui toi ? demande Mali. 

– Mh, un pote… Mais, sinon, la confiture de lait, c’est quoi exactement ?

– Une spécialité sud-américaine très sucrée, mélange de lait et de sucre en poudre qui a un peu la tête du caramel. Un truc facile et hyper nourrissant.

– ‘Tain, ça donne faim, et ça a un côté poétique… C’est peut être l’Amérique du sud qui donne ce côté irréel, c’est beau…

– T’es un peu défoncé toi, non ? remarque Mali avec un sourire en biais.

– Mmmh, à peine… Tu saurais en faire de ta confiture ?

– Tu veux dire, maintenant ? questionne Daniel, un peu surpris par ma requête. 

– Ouais, tu m’as donné faim ! 

– Carrément, répond Danielito, il faut juste du lait et du sucre. On en fait 

– Bouge pas, je te trouve les ingrédients !

Et me voilà donc, en train de fouiller dans les placards de la vieille cuisine ardéchoise de mon ami, pour trouver les ingrédients d’une recette sud-américaine de Danielito de Tryo dans un moment comme suspendu par le temps et que seule la vie peut nous réserver.

Presque en silence, il s’exécute. Il commente juste les quelques étapes de la recette, et j’acquiesce à chaque fois avec un ok minimaliste.

Il prend la spatule et la plonge dans la casserole où le mélange sucré dégage un léger fumet plein de douceur. Patiemment, et longuement, il tourne la spatule en souriant. Et puis, il se met à nous raconter ce qu’il se disait avec sa mère pendant la cuisson. Petit à petit, la pâte à la couleur caramel prend forme.

Après de longues minutes de mélange, il décide que la recette est finie. Le mélange est déposé dans un plat, et on se met à déguster tous les trois avec délectation la fameuse confiture de lait sans un mot.

Après quelques minutes, je romps le silence avec une question apparemment innocente :

– C’est quoi le nom original de la confiture de lait en espagnol ?

Danielito sourit et répond : “El dulce de leche”.

Mali eut un micro spasme, et je vis dans ses yeux, une sorte de lueur apparaître et disparaître aussitôt, suivi d’un micro sourire sur le coin gauche de ses lèvres… 

 

Il est 7h11 du matin, et l’Ardèche vient de s’arrêter de tourner…

Paroles

Il n’avait pas idée
Il n’avait pas conscience
À quel point lui manquaient
Les terres de son enfance
La cordillère des Andes
Les cocottes en papier
Le fumet de la viande
La confiture de lait

Il n’avait pas idée
On dira inconscience
À quel point lui coûtait
D’être bloqué en France
Rejoindre le pays
L’odeur de l’orchidée
Le temps n’a pas enfoui
El dulce de leche

Il faudra reprendre la route
Devenir français coûte que coûte
Réfugié dans un tiroir
On passe le temps, on garde espoir
C’est ça être français j’en doute…

Il n’avait pas idée
Il n’avait pas conscience
Comme peuvent marquer
Les blessures de l’enfance
Une larme à Paris
Une rose pour Pinochet
Le temps n’a pas enfoui
Le palais d’Allende

Comme il avait souri
En parlant de la France
Il raconta sa vie
Ses années de silence
Les tonnelles en fleurs
Le sang sur le pavé
Le départ pour l’ailleurs
El dulce de leche

Il faudra reprendre la route
Devenir français coûte que coûte
Réfugié dans un tiroir
On passe le temps, on garde espoir
C’est ça être français sans doute…

El dulce de leche

Il n’avait pas idée
Mais c’est sans suffisance
On n’peut qu’imaginer
Les parcours de l’errance
Le prenant par la main
Hé l’ami, on y est
La famille les copains
La confiture de lait

Il faudra reprendre la route
Devenir français coûte que coûte
Réfugié dans un tiroir
On passe le temps, on garde espoir
C’est ça être français sans doute…

Il faudra reprendre la route
Devenir français coûte que coûte
Réfugié dans un tiroir
On passe le temps, on garde espoir
C’est ça être français j’en doute…